Tuesday, February 07, 2012

Cambodge : la croissance économique et l’envers du décor

2 février 2012
Vong Chandara, 31 ans, designer

Selon les prévisions annoncées par Hun Sen, le PIB par tête devrait passer de 830 dollars US fin 2010 à 1 000 dollars US d’ici 2013 . A moyen terme, la croissance économique devrait se situer, selon lui, au moins aux alentours de 6% par an. De plus, selon les statistiques de son gouvernement, la part de la population vivant avec moins de 1 dollars par jour (appelé taux de pauvreté) est de 25,8% en 2010, représentant une baisse spectaculaire par rapport à 2005 (45%).

Dans l’absolu, ces chiffres semblent très encourageants. Mais au-delà de cet embellissement statistique spectaculaire, Hun Sen semble avoir délibérément oublié de dire dans quelles conditions cette extraordinaire croissance économique a été et va être réalisée, et de préciser à qui profite réellement cette croissance au quotidien.

N’étant pas économiste et faute d’intervention de spécialistes en la matière issus de l’intelligentsia khmère, j’essaierai d’analyser avec mon propre bagage professionnel en tant que designer automobile l’envers du décor de cette croissance si spectaculaire.

Si on se fie aux statistiques du gouvernement de Hun Sen, la majorité des Cambodgiens ont très largement bénéficié de cette croissance économique si spectaculaire et devraient voir leur niveau de vie augmenter de manière fulgurante dans les années à venir. Mais qu’en est-il dans la vie des Cambodgiens au quotidien ?

Pour bien comprendre la réalité de la vie des Cambodgiens au quotidien, il est nécessaire de bien cerner les principales caractéristiques du « régime de croissance cambodgienne » institué par le pouvoir en place depuis plus de 30 ans.


Les bases du régime de croissance au Cambodge actuel remontent aux premières années voire aux tout premiers mois d’occupation vietnamienne où les hauts responsables du régime de Phnom Penh commencent à faire main basse sur des actifs immobiliers et fonciers ou encore des activités économiques dont l’importance stratégique s’avère déterminante dans le processus de formation d’une classe politiquement et économiquement dominante que nous voyons actuellement. Comme le souligne un des article de l’Express, tout s’achète aujourd’hui au Cambodge. Ca va des diplômes aux postes de ministres en passant par la justice .

La libéralisation progressive, débutant entre 1985-1988, de l’économie socialiste instaurée par les occupants vietnamiens n’a fait qu’accentuer ce processus d’accaparement des biens et richesses du pays par la classe dirigeante cambodgienne. Cette possibilité laissée à la classe dirigeante de Phnom Penh d’accaparer toutes les ressources naturelles et économiques du pays est clairement « une forme de récompense » en échange de son obéissance envers la politique de Hanoi à l’égard du Cambodge. Non seulement inconscients des conséquences dramatiques de leur soumission mais aussi les hauts dignitaires du régime de Phnom Penh se montrent même très reconnaissants envers les dirigeants communistes vietnamiens pour les avoir portés au pouvoir. Lors des visites privées et officielles de ces derniers, les hauts dirigeants cambodgiens, à commencer par Hun Sen lui même, n’ont jamais manqué de se courber en deux pour leur témoigner pathétiquement le respect et recevoir des ordres politiques.

Aujourd’hui, le régime de croissance cambodgienne - basé sur un capitalisme sauvage, dont la constitution relève de relations de copinage et d’alliances entre la sphère politique et le monde des affaires, une dilapidation des richesses du pays et une marchandisation à outrance des biens publics, de l’éducation nationale et voire même de la justice – est clairement un régime excluant et générateur d’inégalités sociales importantes. La croissance cambodgienne au cours de ces trente dernières années s’accompagne d’une dualisation grandissante de la société cambodgienne. On a d’une part une minorité richissime issue de la classe dirigeante et des gens proches du pouvoir ; et d’autre part une majorité composée de paysans et de pauvre gens dépossédés de leurs terres par la force et le recours à la violence comme c’est le cas des gens vivant à Dey Krohom, Beung Kork, Borei Keila, Snoul à Kratié, etc. S’ajoutent aussi à cette catégorie de gens des travailleurs pauvres et « travailleuses sexuelles » qui ne cessent de voir leur situation sociale et sanitaire se dégrader de jour en jour.

Ainsi s’est constituée une symbiose entre la classe dirigeante et le monde des affaires par des liens de mariage ou d’intérêts financiers. C’est dans ce contexte que de pans entiers de secteurs économiques du pays ont été dilapidés ou donnés en concession aux hommes et femmes d’affaires proches du pouvoir. Le cas de Sokimex, Phan Imex, Tela et TTY Co. Ltd illustrent bien cette collusion prédatrice entre le monde politique et celui des affaires . Outre leurs liens de dépendance politique vis-à-vis de Hanoi, la classe dirigeante cambodgienne ouvre aussi les portes du Cambodge aux entreprises vietnamiennes qui contrôlent désormais d’importants secteurs comme la télécommunication (Viettel/Metfone), l’hévéaculture (Phu Rieng, VRG), le tourisme, la pêche, et la banque/finance (MB, BIDV, Sacombank, Agribank).

Outre ce capitalisme de prédation qui dépouille le peuple et les richesses du pays, le régime de Phnom Penh n’affiche aucune politique de développement clairement définie. Le peu d’emplois industriels existants, notamment ceux de l’industrie textile, sont le fait des investissements étrangers qui sont attirés par le bas coût de main d’œuvre. Des travailleuses cambodgiennes gagnent à peine 50 dollars US par mois et ne bénéficient d’aucune mesure de protection. Comme on a pu le constater dans la presse, beaucoup d’entre elles se sont évanouies pour cause d’intoxication chimique . Elles vivent entassées dans des conditions extrêmement précaires. Même avec la colocation elles ont du mal à payer leur loyer. Certaines d’entre elles sont obligées de s’endetter pour envoyer quelques dizaines de dollars à leur famille vivant à la campagne. Beaucoup sont prises dans une sorte de spirale d’endettement et finissent par tomber dans la prostitution en dehors des heures de travail pour arrondir leur fin de mois.

Faute de volonté politique consistant à organiser une remontée, par des formations de la main d’oeuvre, dans cette filière textile vers des segments à plus forte valeur ajoutée, ces travailleuses cambodgiennes seront condamnées à n’exercer que le rôle de petites mains. D’une manière générale, aucune mesure politique volontariste n’a été définie visant à redéfinir les avantages comparatifs du Cambodge en agissant sur l’éducation afin d’orienter la formation des jeunes vers des secteurs qui trouveraient des débouchés sur le marché mondial. On constate une dépravation du système éducatif national. Des maîtres d’écoles ainsi que des professeurs des universités touchent un salaire misérable, qui les incite à pratiquer de la corruption en faisant payer systématiquement par des élèves et des étudiants les droits d’assister aux cours, leur place d’examen, etc. Cette pratique quasi généralisée aujourd’hui a pour conséquence immédiate d’exclure du système éducatif un grand nombre de jeunes, qui se retrouvent à la merci des groupes organisés dont le but est pervertir l’esprit de ces jeunes et de les entraîner dans la pègre. Le Cambodge compte aujourd’hui 14 millions d’habitants, y compris les colons vietnamiens, qui représentent plus de 35% de la population totale. 40% de la population cambodgienne ont moins de 15 ans dont la majorité ne peuvent aller à l’école faute de moyens financiers. Il en découle que plus de 45% de la population reste toujours illettrée .

Dans les campagnes, les perspectives ne sont guère meilleures que la situation des travailleurs pauvres dans les zones urbaines ni celle des jeunes. Du fait de la frénésie de la spéculation foncière, certains paysans se sont faits déposséder de leurs terres . De plus, aucune mesure politique n’a été définie pour engager un réel développement rural alors que la majorité des Cambodgiens vivent encore de leurs activités agricoles. Non seulement ils restent entièrement dépendants des aléas climatiques mais ils subissent aussi de plein fouet une concurrence déloyalement orchestrée par Hanoi. Les maraîchers vietnamiens inondent les marchés cambodgiens - notamment celui de Phnom Penh et ceux des principales provinces cambodgiennes - de leurs légumes et fruits à des prix extrêmement bas de sorte à évincer tout produit issu du labeur des paysans khmers. En échange de cette pratique de dumping, le gouvernement de Hanoi s’engagerait à verser des aides financières aux maraîchers vietnamiens pour compenser le manque à gagner occasionné par la vente à perte. L’objectif de Hanoi est clairement d’agonir économiquement les paysans khmers, qui ne pouvant plus vivre des fruits de leur dur labeur devront tôt ou tard vendre leurs terres à n’importe quel prix sûrement aux sociétés d’écran des banques vietnamiennes implantées au Cambodge. Non seulement victime de cette pratique de dumping politiquement orchestrée par Hanoi, le Cambodge est aussi menacé d’un autre danger. Il semblerait que les fruits et légumes vietnamiens vendus aux Cambodgiens contiennent des substances chimiques très nocives et agiraient comme étant des incubateurs de certaines maladies graves, qui ne se manifesteraient qu’au bout de quelques années plus tard. Les produits des maraîchers vietnamiens seraient cultivés sur des terres exclusivement réservées à l’exportation au Cambodge. Certains témoins auraient vu un des enfants en bas âge d’un des maraîchers prendre un des fruits mis sous bâche en attendant d’être exportés au Cambodge pour le mettre à la bouche. Mais sa mère s’était ruée à toute allure pour lui arracher de la bouche ce fruit et l’avait immédiatement amené à l’hôpital.

En plus de ce danger, la vente du riz cambodgien se retrouve également soumise au bon vouloir du Vietnam, qui rachète le riz aux paysans khmers à des prix très avantageux et le réexporte sur le marché international à des prix supérieurs aux prix de rachat. Ils réalisent ainsi d’importants profits. Cette activité de rachats est devenu une activité très structurée à travers tout le pays. Cette monopolisation du commerce de riz s’est renforcée encore davantage depuis les conflits frontaliers entre le Cambodge et la Thaïlande. Sans leurs terres, les paysans khmers se retrouveront jetés dans les rues, condamnés à l’esclavage et seront à la merci des nouveaux riches du Cambodge.

Au vu de cette situation très peu encourageante voire dramatique au final, on ne peut pas dire que la population khmère ait réellement bénéficié de la croissance économique spectaculaire annoncée fièrement par Hun Sen. Au contraire cette croissance n’a fait que générer et génèrera encore plus d’inégalités et une exclusion sans précédent une portion importante de la population khmère du fait des caractères prédateurs du régime de croissance institué par la classe dirigeante à Phnom Penh. La baisse du taux de pauvreté si spectaculaire au Cambodge ne relèverait que d’un artifice émanant des jeux de statisticiens du gouvernement de Hun Sen. Sur ce fait, seule la réalité au quotidien du peuple khmer est en mesure de démentir cet embellissement purement statistique. Le peuple khmer se retrouve non seulement exclus de cette croissance mais aussi menacé par un danger de santé public. Il lui appartient donc de ne plus consommer les produits vietnamiens pour d’une part éviter une catastrophe sanitaire majeure dans les décennies qui viennent, et d’autre part sauver le destin des paysans khmers d’une stratégie de massacre subtilement préparée.

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